25 de març del 2017

MANCHETTE, LE PETIT FRÈRE DU PEUPLE

[Libération, 22 mars 2017]

David Bosc

Sous la direction de Nicolas Le Flahec et Gilles Magniont, un remarquable recueil de textes sur l'auteur de romans policiers met en avant son indéfectible empathie.


«Vous êtes un auteur cruel, vous faites couler beaucoup de sang dans vos romans…» Tout est gris-bleu, comme dans le Ballon rouge d’Albert Lamorisse. C’est le mois d’août 1973. Manchette est assis à la terrasse (deux guéridons) de Chez Céline, un café de la Porte Saint-Denis. Il répond aux questions d’un journaliste de l’ORTF. «C’est de la littérature de compensation, dit-il. Dans ma vie privée, je suis très doux.» Au fond, ça n’est pas vrai du tout. Pour la compensation. Les livres de Manchette n’assouvissent ni les envies de meurtre ni les envies de viol. Les personnages féminins y ont une densité, un caractère irréductible, qui interdit d’y voir cette marchandise dont se plaint d’être privé, par exemple, le héros d’Extension du domaine de la lutte. Quant à la violence, les amateurs de carnage en sortent mécontents : ils n’en ont pas eu pour leur argent.

Lorsque Pierre Overney se fit assassiner devant les grilles de Renault-Billancourt, le 25 février 1972, Manchette était en train d’écrire Nada. La «simple remarque de bon sens» à l’origine du livre est la suivante : «Le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons.» La question de la lutte armée dans l’ultra-gauche française allait être tranchée, mais il n’était pas dit que les pierres cesseraient de voler, que la critique fermerait son clapet, que l’humour et la rage se tourneraient le dos.

A relire aujourd’hui Ô dingos, ô châteaux ! et le Petit Bleu de la côte ouest, ce qui me frappe, c’est le don des larmes de la plupart des personnages. Ils pleurent. Même les assassins. D’ordinaire, la façon dont un romancier décrit les simples passants est un révélateur de ce qui l’anime. Chez Manchette, ça donne ça : «Des employés pressés, des secrétaires éreintées, un petit peuple grognon, coléreux et gai.» Ou encore : «Des gens affables et bruyants.» Il circule dans ses romans une tendresse bourrue. On y voit de bons samaritains un peu embarrassés, comme le caporal Raguse ou les bûcherons portugais du Petit Bleu. Bien entendu, il y a les fascistes, il y a les dévorants du capital, mais l’argile dont sont pétris les hommes - même les tueurs - ça n’est pas de l’ordure.

Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire, que publient les éditions Anacharsis, restitue la complexité et la richesse d’une œuvre, en interrogeant les conflits qui la traversent et l’animent, mais aussi les enjeux qu’elle nourrit pour notre temps. Avec des textes remarquables de Nicolas Le Flahec, Gilles Magniont, Jean Kaempfer, Dominique Rabaté, Chantal Wionet, François Guérif et Jeanne Guyon, Jérôme Dutel, Hervé Aubron, entre autres, et particulièrement de Xavier Boissel (l’acheminement benjaminien de Manchette vers la poésie) et d’Albain Le Garroy (un lumineux rapprochement avec la pensée de Wilhelm Reich), sont explorés les thèmes de la mort de l’art, du behaviorisme et du néo-polar, du corps et de l’émotion, du cinéma, du hiatus entre Kulturindustrie et critique sociale, ainsi que les influences littéraires (Sade, Flaubert, Huysmans, Lewis Carroll, Orwell), philosophiques et politiques de l’auteur (Hegel, Engels, l’Ecole de Francfort, Lukács, Debord et Vaneigem).

Combien de romans, depuis vingt-cinq ans, où nous avons été réduits à de la vermine ? Je pense à cette réflexion de Faulkner, alors qu’il s’éreintait dans un studio d’Hollywood : «Ils adorent la mort, ici. Ce n’est pas l’argent qu’ils adorent. C’est la mort.» Manchette, lui, disait écrire avec le «carburant de l’émotion». A ses yeux, «le réalisme désespérant de Hammett visait à colérer le peuple». Celui de Houellebecq, par exemple, vise à l’éteindre. L’homme y est tellement défiguré qu’il n’en émane plus qu’un appel à l’extinction, ou à l’autoritarisme, ou plus mollement à ce que Manchette désignait comme «le confort de l’inexistence».

Durant la troisième guerre d’Irak, il m’est venu un rapprochement sinistre. Jackass, show télé dans lequel une dizaine de «potes» se frappent, s’humilient, se font boire de la pisse et du vomi, s’agrafent la peau des couilles au plateau d’une table : 2002-2003. Le même genre de traitement infligé, en rigolant, à des détenus de la prison militaire d’Abou Ghraib : 2003-2004. Le piège à cons, alors que nous sommes blessés de toutes parts, c’est bien de piétiner la figure humaine avec les semelles de la haine de soi. Et si Manchette n’en est pas l’antidote, il a encore, pour nous, quelques gallons de carburant.

Nicolas Le Flahec et Gilles Magniont (sous la direction de) Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire éditions Anacharsis, 320 pp., 23 €.






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